séance décembre 2025

Ce travail s’inscrit dans une démarche d’anthropologie impliquée, attentive aux interactions entre production de savoirs, dynamiques citoyennes et pratiques artistiques. La co-réalisation de la statue dédiée à Modeste Testas constitue à cet égard un terrain privilégié pour interroger les modalités d’une anthropologie engagée dans la vie de la Cité et ouverte à une pluralité d’acteurs. 

À l’origine du projet, la proposition adressée à la ville de Bordeaux de mettre en visibilité la figure de Modeste Testas — alors encore largement anonyme dans l’espace public et dans l’historiographie locale — s’inscrivait dans une perspective de réhabilitation des trajectoires féminines invisibilisées, en cohérence avec un axe de recherche de longue date portant sur les femmes anonymes ou considérées comme « non pertinentes » selon les cadres institutionnels dominants. Cette orientation, antérieure aux reconfigurations contemporaines des études de genre et aux mouvements sociaux récents, visait à documenter et à rendre intelligible l’ordinaire des vies féminines souvent effacées des récits historiques.

Le processus de création de la statue a mobilisé un dispositif collaboratif associant différents registres de savoirs. D’une part, le travail artistique conduit en tandem avec Filipo (Woodly Caymitte), jeune artiste en apprentissage de fonderie au moment du projet, dont la présence a permis une élaboration véritablement symbiotique des formes et des intentions plastiques. D’autre part, la participation active de Lorraine Manuel Steed, l’une des descendantes de Modeste Testas, avec laquelle un dialogue approfondi était engagé depuis de nombreuses années, en prolongement d’un travail de remémoration et de reconstitution généalogique de son histoire familiale. L’inauguration de la statue en mai 2019 ouvre un second champ d’analyse : celui des usages sociaux et symboliques de l’œuvre, tant dans l’espace urbain bordelais que dans ses circulations numériques ou médiatisées hors du territoire. L’étude de sa réception, cinq ans plus tard, en 2025, permet d’examiner comment l’objet monumental s’insère dans les pratiques quotidiennes des habitant·e·s, se transforme en lieu d’appropriation, de ritualisation ou de débat, et participe à la fabrique d’une mémoire publique renouvelée autour de la traite atlantique et des trajectoires féminines qui y sont liées. 

Ainsi, ce projet constitue un observatoire privilégié de la manière dont l’anthropologie, articulée à la création artistique et à des formes de science ouverte et collaborative, peut contribuer à réinscrire des vies marginalisées dans le récit collectif et à interroger les conditions contemporaines de production de la mémoire

Carole Lemee :

Maître de conférences en anthropologie sociale et culturelle - ethnologie, Faculté d'anthropologie, Université Bordeaux, et chercheure UMR Passages.

Anthropologue de la mémoire et des rapports aux temps passés, présents et à venir; spécialisée dans l'étude des prises en charge des violences notamment extrêmes (génocides dont shoah; esclavages; autres crimes contre l'humanité; violences (post)-coloniales; guerres), des violences dans la parenté; des discriminations, des actes de réparations et de la justice, des processus de transmission et des processus de création, du champ d'action art-cultures-médiations et des écritures dites alternatives dont visuelles. L'ensemble notamment dans des situations migratoires, post-migratoires, diasporiques, de déplacements, ou de changements.